Chez la Mère Brazier : envoyez la sauce ! – Le Monde
Jean-Claude Ribaut
Célèbre restaurant lyonnais créé en 1921, La Mère Brazier vient de rouvrir ses portes. A sa tête, Mathieu Viannay, 40 ans, jeune cuisinier accompli, meilleur ouvrier de France (2004), ayant fait ses preuves dans cette ville autrefois consacrée « capitale mondiale de la gastronomie ».
Depuis le retrait de Jacotte, en 2004, petite-fille de la Mère Brazier, le 12, rue Royale, Lyon-1er, adresse célèbre entre toutes, avait vite perdu son éclat et sa clientèle. Prudemment, Mathieu Viannay s’est assuré des soutiens indispensables, en particulier celui de Paul Bocuse, qui fut apprenti chez la Mère Brazier en 1945 et règne encore, à 82 ans, sur le monde des casseroles. Relever un établissement aussi prestigieux peut sembler une gageure tant les usages, les goûts même ont évolué depuis l’époque triomphale du fond d’artichaut au foie gras et de la volaille de Bresse en demi-deuil.
Il a d’abord fallu rénover l’établissement et retrouver, si possible, le génie du lieu. La surprise fut la découverte, sous les lambris de l’étage, d’une série de décors en carrelage versicolore de grand caractère datant des années 1920. Autrefois, le petit salon-bar de l’entrée était réservé aux habitués. Aujourd’hui, même tarif pour tout le monde ; la grande carte comme le menu du déjeuner (35 euros) sont servis dans tout l’établissement.
Habilement, les grands classiques ne sont pas dissociés de la cuisine d’aujourd’hui : le traditionnel pâté en croûte à la volaille de Bresse et au foie gras voisine, sur la carte, avec des coquilles Saint-Jacques au beurre salé, citron confit et poivre vert, tandis que le tronçon de sole au beurre noisette précède le saint-pierre à la plancha.
Comment Mathieu Viannay allait-il se sortir de l’artichaut au foie gras, un poncif de la maison ? Un petit violet, entier, laissé croquant à la cuisson, est taillé en forme de cornet dans lequel est insérée une bille de foie gras de canard. Sur la même assiette, un fond d’artichaut camus émincé accompagne un tronçon de foie gras cuit, coloré au vinaigre et bien assaisonné. La forme est libre, demeure l’esprit d’une recette capable encore de surprendre les plus blasés.
La volaille de Bresse demi-deuil aux petits légumes et cerises au vinaigre (truffée sous la peau et pochée), autre fleuron de l’institution, n’autorise guère de digression, car les nuances de ses apprêts sont dans la mémoire collective et la sauce suprême ne s’improvise pas. C’est un velouté de volaille monté à la crème « qui doit être d’extrêmes blancheur et délicatesse », indique Auguste Escoffier (1903) ; cette sauce marque « le suprême degré de succulence que peut atteindre le velouté », ajoute Prosper Montagné (1938).
Dans la version 2008 de cette sauce, Mathieu Viannay ne s’écarte pas du chemin. Il assure la transmission. Les mères lyonnaises étaient toutes d’excellentes saucières. « Point de sauce, point de salut, point de cuisine », dit le marquis de Cussy. Balzac confirme : « La sauce est le triomphe du goût en cuisine », et Curnonsky d’ajouter : « Les sauces sont la parure et l’honneur de la cuisine française. Elles ont contribué à lui procurer cette précellence que personne ne discute. » Ces certitudes sont-elles la manifestation récurrente d’un ethnocentrisme maintes fois constaté par ailleurs, le réflexe obsidional de populations assiégées par la pizza ou le hamburger ?
Outre-Atlantique, le propos est confirmé par l’écrivain et journaliste américain Ambrose Bierce (1842-1914) pour qui la variété des sauces « est le plus incontestable des repères de la civilisation et de l’élévation de l’esprit. Un peuple sans sauce aucune a mille vices ». Propos sans appel, mais qu’il faut nuancer car il provient de son Dictionnaire du diable (1911). Maurice des Ombiaux, en Wallon éclairé et bienveillant, observe dans les années 1930 que « la sauce est une science, et aucune science n’apparaît spontanément chez l’homme ». A quoi, Jean-Paul Aron, plus près de nous, ajoute : « Les sauces naissent des sauces par simple nuance, comme le velouté travaillé, du velouté simple. L’art des sauces ressemble au jeu des poupées russes. »
Eugénie Brazier (1895-1977) a assuré le lien pendant les années de crise et de guerre. Au moment où est lancé le débat sur l’inscription de la cuisine au patrimoine immatériel de l’Unesco, son exemple mérite l’attention : ses sauces, issues des produits qu’elles ont vocation à mettre en valeur, sont peut-être la grande, sinon la seule, véritable originalité de la cuisine française.
Les Disciples d’Escoffier qui ont remis à l’honneur le Dîner d’Epicure – un repas qui sera servi le 26 octobre dans vingt-deux pays différents – ne s’y sont pas trompés. Ils réalisent le même menu servi le même jour « partout où six hommes de goût peuvent se rencontrer autour d’une bonne table », inspiré des recettes de leur maître : le consommé de homard à la royale, le filet de sole Floréal et le mignon de veau prince Orloff, trois plats dans lesquels la sauce se doit de « quintessencier chaque nuance », selon l’expression de Grimod de La Reynière.
La Mère Brazier. 12, rue Royale, 69001 Lyon. Tél. : 04-78-23-17-20. Fermé samedi et dimanche. Au déjeuner, formule à 31 € ; menu à 35 € ; menu d’automne à 55 € ; dégustation à 75 €. Volaille de Bresse demi-deuil (pour deux ou quatre personnes) : 120 €.
Les Secrets de la Mère Brazier, préface de Paul Bocuse, avec la collaboration de Roger Moreau (Solar, 2001, 279 p., 15 €).
Disciples d’Escoffier : disciples-escoffier.com.