Renaissance d’un temple de la gueulardise lyonnaise – slate.fr

Nicolas de Rabaudy

Première partie des monuments revisités par des chefs étoilés, la Mère Brazier à Lyon.

Saturday 11 April 2009

Orpheline à l’âge de dix ans, élevée dans une ferme de la Bresse où elle veillait sur les égarements des porcs, Eugénie Brazier achète en 1921 un modeste estaminet (12.000 francs) rue Royale, tout près de l’Hôtel de Ville, quinze couverts, menu du déjeuner à cinq francs et pot de beaujolais. Elle mitonne les plats de la tradition locale qu’elle a appris chez Françoise Fillioux, ex-cordon-bleu chez le patron des assurances La France, un fin gourmet – le saucisson chaud en brioche, le fond d’artichaut (froid) recouvert de foie gras qu’elle fait venir du Périgord, les quenelles de brochet sauce crémée aux champignons, la poularde demi-deuil aux lamelles de truffe glissées sous la peau et les pommes cuites escortées d’une brioche – immuable répertoire de l’accorte Eugénie. C’est la France de Zola, l’aube de la grande cuisine.

Les beaux jours

Dotée d’un palais hors pair, dure au mal – le poids des gamelles fumantes – Eugénie a vite fait de conquérir la clientèle des fins becs de Lugdunum, à commencer par le maire Edouard Herriot à la fourchette redoutable, des cohortes de soyeux en affaires, et des flopées de bourgeois en goguette qui s’encanaillent chez la bonne mère, laquelle va former Paul Bocuse, Alain Chapel et Bernard Pacaud, futur trois étoiles de l’Ambroisie place des Vosges à Paris – le gaillard fut son bras droit et la délicate poularde au goût incomparable reste sa préparation d’anthologie.

Une courte carte de spécialités bressanes, car de cuisine lyonnaise, il n’y en a point, clamait Raymond Thuilier, le génial inventeur de l’Oustau de Baumanière qui fut Lyonnais. Mais c’était rudement bon car la Mère ne se trompait pas sur la qualité des produits de base – elle avait l’œil, le goût sûr, les gestes justes, et les maquignons des Halles redoutaient ses coups de gueule quand ils tentaient de la gruger.

Douze ans plus tard, Eugénie décroche les trois étoiles du Michelin, un exploit unique dans les annales de la restauration : songez que l’ex-fille de ferme rejoint et égale La Pyramide de Fernand Point, et à Paris Lapérouse, Larue, Lucas Carton et La Tour d’Argent. Ce n’est pas rien. Et cerise sur le gâteau, le Guide rouge offre la triple couronne au baraquement de la Mère au Col de la Luère (680 mètres) où, l’été, elle installe son piano à charbon «pour respirer l’air pur».

Deux fois trois étoiles pour la vestale des fourneaux dans un monde très macho, la Mère a laissé son nom dans l’histoire de Lyon et de la France du bien manger. Elle s’éteint en 1977 dans la solitude après la mort de Gaston, son fils, aux commandes du restaurant déclassé de la rue Royale. Triste décadence.

Une deuxième vie

En mars 2008, le cuisinier angevin Mathieu Viannay rachète au Tribunal de Commerce le fonds de commerce «Mère Brazier» dans un état lamentable, une ruine saccagée par les anciens propriétaires qui ont eu l’insigne bêtise de recouvrir le carrelage des murs par des pans de bois. Mais la carcasse, les volumes, les salons sont là et Viannay investit 800.000 euros dans la rénovation de l’établissement, décoré sobrement par Alain Vavro.

Passé par Chez Henri Faugeron (deux étoiles à Paris), les wagons-lits et la restauration du groupe Accor France en 2004, Meilleur Ouvrier de France, sans l’aide d’aucun maître, il veut redonner vie et notoriété à La Mère Brazier, dans cette maison mythique de la gueulardise lyonnaise.

En octobre 2008, il réouvre le restaurant tout neuf et présente sa première carte où figurent les spécialités de la Mère, personnalisées et recomposées: l’artichaut taillé en cornet posé à côté d’une tranche de foie gras poêlé, le pâté en croûte de volaille et foie gras à la place des terrines Brazier, et la superbe poularde demi-deuil en deux services aux petits légumes – pas de quenelles de brochet saucées car Viannay réfléchit à une nouvelle mouture.

«Je n’ai pas voulu faire du célébrissime restaurant un musée, explique ce long jeune homme au langage châtié. D’abord, la Mère envoyait peu de plats, qui ont eu leur temps. Je tenais à exprimer mes envies, et mon savoir-faire contemporain. Et puis, nous ne mangeons pas comme en 1930. Il s’agit d’évoluer, sinon c’est la stagnation, une sorte de lassitude qui entraîne des bévues, des négligences.»

Il n’a pas tort, le bougre: voyez le fils Troigros, Michel, à Roanne, 51 ans, qui en est au quatrième opus du saumon à l’oseille qui date de 1975.

Tartelette de grosses langoustines aux petits légumes et vinaigrette (40 euros), fricassée de morilles et pointes d’asperges à l’œuf au plat (38 euros), filet de sole au caviar d’Aquitaine et émincé d’artichaut (60 euros), volaille de Bresse et homard sauce suprême (50 euros), subtile variante du poulet aux écrevisses, pomme de ris de veau rôtie, petits pois à la française (40 euros), Paris-Brest, glace noisette (11 euros). Voilà des préparations goûteuses, sans chichis, de style néo-classique qui sont plébiscitées par les Lyonnais, 70 couverts au dîner. C’est la deuxième vie d’Eugénie Brazier, la mémoire retrouvée. Autre cerise, le Guide rouge a accordé deux étoiles à l’avisé Viannay – cinq mois seulement après l’ouverture. Michelin et les marmites lyonnaises, même combat.

La semaine prochaine, Patrick Henriroux chez Fernand Point à Vienne.

Nicolas de Rabaudy

La Mère Brazier, 12 rue Royale 69001 Lyon. Tél. : 04 78 23 17 20. Menus à 35 euros au déjeuner, et 55, 75 et 95 euros au dîner. Carte de 80 à 120 euros. Fermé samedi et dimanche.