La Mère Brazier, « vestale de la table » – L’Humanité

Jacques Teyssier

Faire l’impasse sur le rôle déterminant des femmes reviendrait à nier tout un pan de nos traditions culinaires…

Sans vouloir plagier les féministes, force est de constater que les fourneaux demeurent l’apanage du « deuxième sexe »… Et pourtant, la grande histoire de la table n’en finit pas de s’écrire au masculin. En mettant de côté l’intitulé de certains plats, rares sont les dames ayant droit au chapitre dans les ouvrages culinaires. Il faut dire qu’aucune belle ne fut jugée capable, soixante-dix ans durant, de porter le symbolique col bleu, blanc et rouge distinguant les meilleurs ouvriers de France. Ce n’est qu’en 2007 que prit fin, avec Andrée Rosier, de l’Hôtel du Palais, cet ahurissant ostracisme. L’année même d’ailleurs où le Guide rouge attribuait trois étoiles à une cuisinière, Anne-Sophie Pic. Un tel événement n’était pas arrivé depuis 1951. L’heureuse lauréate se nommait Marguerite Bise. Son gratin de queues d’écrevisses, sa poularde de Bresse à l’estragon, son omble chevalier et sa féra enchantaient depuis longtemps les gourmands, Churchill, Guitry et l’Aga Khan en tête, sur les bords de ce lac d’Annecy qui faisait se pâmer l’impératrice Eugénie…

Le machisme, décidément, envahit tout autant la bonne chère que les autres plaisirs, celui du sexe continuant bien sûr d’occuper la plus haute des marches ! N’en déplaise aux petits penseurs phallocentriques, la femme n’est pas seulement capable d’assurer le quotidien. Elle peut se faire remarquable cordon-bleu et devenir, en plagiant la jolie phrase d’Aragon, « l’avenir de la gastronomie » ! Que les semeurs d’étoiles laissent la portion congrue aux créatures portant jupon ne saurait faire oublier l’irremplaçable rôle joué par les vestales, au premier rang desquelles celles que l’on appelait les « mères ». Les traboules lyonnaises, notamment, en portent encore un souvenir ému. Après avoir régalé les grandes familles bourgeoises de la capitale des Gaules, elles se mirent à leur compte, en mitonnant une cuisine simple mais raffinée. Eugénie Brazier fut l’une d’entre elles.

Celle que l’on appela donc « la mère Brazier » était née en 1895 dans une famille de pauvres paysans de la Bresse. À cinq ans, elle garde les cochons. Quand les yeux de sa mère se closent à jamais, elle est placée comme fille de ferme. Découvrant un jour son ventre rond, son père la rejette. Elle devient « bonne à tout faire » à Lyon, chez de riches fabricants de pâtes alimentaires. Par charité peut-être, ils la présenteront à la mère Filloux, une modeste qui affirmait : « La confection d’un plat nécessite des années d’expérience. J’ai passé ma vie à en faire quatre ou cinq, de sorte que je sais les faire et je ne ferai jamais rien d’autre… » Elle découvre chez elle des produits de première qualité et apprend à ne lésiner ni sur le beurre, ni sur la crème ! Lorsque le grand âge de sa patronne l’écarte des pianos, Eugénie la remplace, sans jamais toutefois se voir confier la découpe du poulet dans la salle – toujours un par table, même s’il n’y a qu’un seul convive !

Après un séjour à la Brasserie du Dragon, elle rachète un ancien estaminet. Le chroniqueur Curnonsky la désigne comme « la sainte gastronome ». Quenelles au gratin, langouste belle aurore, volaille demi-deuil, fonds d’artichaut au foie gras et galette bressane aidant, le restaurant « la Mère Brazier » obtient en 1933 la consécration suprême : il fait partie de la première promotion des triples étoilés du Michelin pour cette rue Royale, mais également pour le deuxième établissement qu’elle vient de créer au col de la Luère – où elle formera du reste un certain Paul Bocuse ! Avec son verbe haut, son tablier blanc et ses cheveux soigneusement tirés, la petite paysanne illettrée – dont Édouard Herriot disait : « Elle fait plus que moi pour la renommée de la ville » – refusera jusqu’au bout de céder aux mirifiques offres d’un palace new-yorkais lui proposant la direction des cuisines…